N° 12, octobre 1998 - Archives Jean Le Couteur
Éditorial
« Être architecte, c'est apporter la réponse juste et harmonieuse à un programme qui est tou-jours nouveau. Il n'y a pas de recette en architecture, il n'y a que des réussites ou des échecs ». S'il est une citation susceptible d'illustrer la manière d'être architecte de Jean Le Couteur, c'est bien celle-ci : elle exprime à la fois une démarche idéale et une attitude hum-ble, caractéristiques de la longue carrière de cet homme qui, par son parcours initiatique, son œuvre et ses activités professionnelles, apparaît comme un cas à la fois exemplaire et complexe de l'architecture française d'après-guerre. Elle évoque également en quelques mots une œuvre très diverse, voire inégale, marquée par un emploi varié des techniques constructives et des matériaux, élaborée sans idées préconçues, avec pour seul principe le rejet de tout esprit de système et la volonté constante de donner à chaque bâtiment une identité à part entière, née de solutions toujours nouvelles.
Cet état d'esprit trouve sans aucun doute son origine dans une formation originale, ponctuée de rencontres et de découvertes architecturales déterminantes. À la recherche des sources de la tradition architecturale, Jean Le Couteur multiplie les expériences et commence, à l'âge de vingt ans, un long périple qui le mènera successivement à Rennes (dans l'atelier Lefort, de 1936 à 1939), à Oppède et Marseille (au sein d'une communauté d'artistes et dans l'atelier Beaudouin, de 1940 à 1942), à Paris (dans l'atelier Perret, où il obtient son diplôme en 1944) puis en Tunisie (en tant qu'architecte du service d'architecture et d'urbanisme, de 1945 à 1947), pour s'achever en 1948-1949 à Niamey et Bamako. Treize années durant, il développe, au contact de deux autres grandes figures de l'architecture française, Bernard Zehrfuss et Paul Herbé, une vision de l'architecture fondée sur l'amour du partage et la confrontation des tradi-tions artisanales et des préceptes modernes.
De retour à Paris en 1949, il s'installe confortablement dans la profession en fondant avec celui qui sera, plus qu'un simple associé, son véritable alter ego, l'atelier Herbé-Le Couteur qui per-durera, après la disparition de Paul Herbé en 1963, jusqu'en 1992. Sollicité tout au long de sa carrière par des commandes toujours plus importantes, Le Couteur doit probablement sa réus-site à la capacité constante à répondre avec habileté aux exigences du métier d'architecte - complexifié par l'omniprésence de la commande publique et la multiplication des intervenants et des contraintes techniques et financières qui en découlent - tout en préservant sa liberté artistique, garantie par l'exigence déjà évoquée de remise en question, autrement dit la recher-che d'un plaisir de construire toujours renouvelé.
Ce plaisir, Jean Le Couteur l'éprouve et l'exprime pleinement en 1948 à travers l'une de ses premières commandes personnelles, l'église de Bizerte (1948-1953), à la fois concrétisation des différents enseignements reçus et début d'affirmation de sa propre personnalité architecturale. Bien que critique à l'égard du dogmatisme de son ancien patron, Auguste Perret, l'architecte, qui s'inspire de l'église du Raincy, a sans doute hérité de ce dernier une connaissance rigou-reuse des matériaux et un souci constant de vérité, structurelle et architecturale. Le béton brut des paraboloïdes hyperboliques de la couverture et des fermetures latérales en « V Laffaille » - utilisés ici pour la première fois dans le cadre d'un programme autre qu'industriel - coha-bite subtilement avec la pierre et la brique locales des soubassements, des galeries et du chœur en cul-de-four réalisés dans la pure tradition des maçons tunisiens. Sans jamais douter de la place primordiale de l'architecture, Jean Le Couteur parvient à intégrer son édifice dans un ensemble de patios et de galeries le reliant harmonieusement aux bâtiments préexistants - créant ainsi un centre paroissial - et à l'enrichir d'œuvres d'art - mosaïques, vitraux, fres-ques et luminaires - respectueuses des rythmes et proportions imposées par la structure. Cette entente entre l'architecture et les arts, symbolisée par l'insertion des vitraux entre les trumeaux de façade, est le fruit de l'expérience commune vécue à Oppède par l'architecte et les artistes qui l'entourent, Henri Martin-Granel, Jean Chauffrey et François Stahly.
Unis par cette vision collective de l'architecture, Jean Le Couteur et Paul Herbé s'attachent à recréer dans leur atelier parisien une ambiance conviviale et stimulante, invitant leurs amis ingénieurs - Bernard Laffaille, René Sarger, Jean Prouvé -, paysagistes - André de Vilmo-rin, Jean Madesky -, artistes - les sculpteurs Étienne Martin, François Stahly, Henri Martin-Granel, Jacques Zwobada, le peintre Jean Chauffrey, le céramiste Jacques Lenoble - à venir y célébrer une architecture fédératrice. Parmi les premières commandes métropolitaines de Le Couteur, le hall public polychrome de l'immeuble de la sécurité sociale du Mans (1953-1954) et la façade en écailles de son immeuble de la rue Jean-de-Beauvais à Paris (1952-1960), conçus en collaboration avec Bernard Quentin, Jean Chauffrey, Jacques Lenoble et les Ateliers Prouvé, sont de remarquables manifestes de l'esprit de l'Union des artistes modernes.
Pour Le Couteur, chaque nouveau programme semble, au terme de longues recherches mêlant des références architecturales universelles parfaitement assimilées, aboutir à un projet essentia-lisé, débarrassé de toute gratuité et dont les caractéristiques s'imposent comme les seules capa-bles de donner au bâtiment un caractère achevé. C'est sans doute pour cette raison que la basi-lique du Sacré-Cœur d'Alger (1955-1963), conçue comme un Montmartre algérien, peut être considérée comme le chef-d'œuvre de l'atelier Herbé-Le Couteur, conseillé par deux des plus grands ingénieurs béton de ces années, Pier Luigi Nervi et René Sarger. Expression résolument moderne - fondée sur les potentialités uniques du béton - de la coupole sur pendentif avec lanterneau, revisitée par la tradition des imposantes mosquées en pisé du Soudan, l'hyperboloïde de révolution, soutenu, en accord avec le principe gothique de report des char-ges, par quatre doubles tripodes et cerné par un jeu de paraboloïdes hyperboliques, valut sou-vent à la basilique d'être qualifiée de baroque. Toujours soucieux d'une exploitation sincère et rigoureuse des matériaux, les architectes accordent une attention toute particulière au coffrage de chaque élément de structure. Cherchant à souligner le principe de construction de l'édifice, ils marquent l'entière indépendance des parties latérales autoportantes, composées essentielle-ment de « V Laffaille », en les séparant de la couverture par un vitrail en brique et verre continu de Martin-Granel. Cette solution sera adaptée quelques années plus tard à l'originale chapelle d'Aulnay-sous-Bois (1963-1965), dont la charpente, constituée de deux pans en bois lamellé-collé fortement arrondis, ménage une faille fermée par un vitrail central qui se pro-longe latéralement et contourne l'édifice.
Désir de pureté des formes et d'honnêteté dans l'utilisation des structures et des matériaux, recherche d'expression architectonique de chaque élément constructif, souci d'intégration har-monieuse et de va-et-vient permanent entre le tout et la partie, l'architecture de Jean Le Couteur est à la fois brutaliste, fonctionnelle, organique, sans jamais se réclamer de ces tendances. Elle est libre de toute contingence dogmatique et relève d'une démarche empirique accordant une valeur primordiale au site. Ainsi, si le relief accidenté du terrain destiné à l'université de Tananarive (1961-1972) inspire à Le Couteur l'idée d'unifier l'ensemble par des terrassements marqués de murets de 1,25 m, module résultant de la remise à l'échelle des cour-bes de niveau d'une des premières maquettes, c'est au contraire l'absence même de relief du bois de Vincennes qui inspire à Paul Herbé, en 1962, l'idée de créer un événement géologique en donnant à leur projet pour le stade de 100000 places l'image d'un cratère jaillissant de terre. Brutaliste, fonctionnel, organique, c'est sans doute, de ces trois termes, le dernier qui se rapproche le plus du mode de pensée, de composition et de construction des deux architectes. Pour Le Couteur, qui s'apparente en cela à un Frank Lloyd Wright, la beauté architecturale naît d'une optimisation des contraintes du programme, seule garante d'une architecture vivante intégrant des notions de nécessité autres que simplement fonctionnelles. À Reims, pour la Mai-son de la culture (1961-1969), il conçoit un bâtiment généreux aux volumes imbriqués résultant d'une articulation verticale et horizontale des différentes fonctions de l'édifice et aboutissant à une combinaison d'espaces modulables et polyvalents tous visibles du foyer central. À Amiens, le plan masse de l'université (1969-1975), qui devait permettre - et qui permit - une réalisa-tion partielle, prend des allures de molécule organique, chaque faculté, extensible à souhait, étant définie architecturalement par un bâtiment circulaire regroupant les amphithéâtres et par une série de bâtiments de classes linéaires appelés « wagons » articulés entre eux par des « ro-tules » abritant les escaliers.
Jaloux de son indépendance, Le Couteur ne se réclame d'aucun mouvement, ne prend aucune position radicale. Aussi, s'il conteste la préfabrication en tant que principe général, il l'introduit avec succès, à l'aide de Prouvé, dans son projet pour les unités d'essais du centre de recherches EDF des Renardières, tout en se gardant de l'appliquer au pavillon d'accueil cou-vert par les paraboloïdes hyperboliques de Sarger ou au laboratoire à très haute tension fermé par un bardage fait sur mesure. Ce dernier lui valut d'ailleurs deux prix en 1972 et 1974. Tou-jours attentif aux dernières trouvailles techniques, Jean Le Couteur remporte grâce à un projet en structure gonflable, directement inspiré du radôme de Pleumeur-Bodou, le concours pour le pavillon français de l'exposition universelle de 1970 à Osaka (1968-1969), qu'une sombre que-relle avec le commissariat à l'exposition transformera en simple structure métallique.
Bien que particulièrement significatifs de l'esprit de l'atelier Herbé-Le Couteur et de l'agence Le Couteur, on ne peut cependant pas se contenter d'évoquer ces quelques projets. Car Jean Le Couteur, qui emploie aujourd'hui lui-même l'expression « commettre un grand ensemble » comme s'il parlait d'un crime, fut à la tête pendant près de 45 ans d'une agence renommée, servie par des relations politiques - Eugène Claudius-Petit, pour ne citer que lui, dont il fut avec Paul Herbé un des premiers architectes conseils - et fut aussi, à Villeneuve-la-Garenne, Aulnay-sous-Bois, Asnières, Ermont, Allonnes et Chartres, un ennemi du « cauchemar pavil-lonnaire », un architecte du « hard French » et de « l'architecture statistique », selon les expressions de Bruno Vayssière. Serait-ce là, de la part d'un homme qui n'a cessé de prêcher à travers ses oeuvres la recherche de respect du site, d'échelle humaine et d'esprit des lieux, une forme de contradiction, de compromission ou d'opportunisme ? Jean Le Couteur, architecte de son temps, ni conformiste ni marginal, fut, à l'instar de nombre de ses confrères, à la fois sin-cèrement persuadé du progrès social qu'apportaient ces logements et vite conscient de ses limi-tes. Loin d'échapper à l'omnipotent modèle de la barre et de la tour, il semble cependant avoir abordé les questions d'urbanisme autrement que par la simple réponse du plan masse et de la composition d'ensemble. On en veut pour preuve l'aménagement du Cap-d'Agde (1963-1989), dont il ne dressera le plan qu'au terme d'une longue étude sur le terrain et à propos duquel il ne cessera de dire : « L'urbanisme se fait à hauteur de l'œil et au rythme des pas de l'homme ». Le rôle de l'urbaniste selon lui consiste surtout à établir des servitudes architectu-rales assurant unité et diversité dans un ensemble urbain que seule une répartition salutaire des commandes entre un certain nombre de maîtres d'œuvre peut préserver de la morosité. Cette conception, qu'il applique au Cap-d'Agde où il cherche à retrouver sans pastiche l'échelle des villages languedociens, fait référence à la notion de plan d'épannelage, développée dès 1954 par Pierre Dalloz, ancien chef du service d'architecture de Claudius-Petit, pour l'établissement du plan de la cité algéroise des Annassers.
Bien qu'il ne se soit pas ouvertement opposé au système des grands ensembles, Jean Le Couteur refuse d'en endosser en tant qu'architecte l'entière responsabilité, qu'il attribue aux règlements ministériels, à une industrialisation mal orientée et à la recherche du profit. Il déve-loppe dès 1957, en association avec Herbé, une conception du logement social différente et dont le principal modèle, l'opération de Louveciennes (1957-1961), demeure encore une réfé-rence. Exemplaires par leur qualité de réalisation, l'équilibre des pleins et des vides et le res-pect du site dans lequel ils s'intègrent, ces seize immeubles plots à R+3 et R+4, groupés par deux ou trois grâce à un système de passerelles les reliant et abritant des chambres supplémen-taires, sont disposés en périphérie d'un grand parc boisé dont l'identité sut être préservée. De-venu un des interlocuteurs privilégiés de la SCIC, l'atelier Herbé-Le Couteur bénéficia dès lors d'une réputation qui ne se démentit pas : à Écuelles, pour les logements des employés du cen-tre des Renardières, dans la ZUP d'Allonnes, pour les professeurs du groupe scolaire II...
De 1945 à 1992, Jean Le Couteur ne connut aucun répit. Il fut un architecte heureux, travail-leur et rigoureux, aux compétences multiples - artistiques, techniques, administratives, socia-les - nécessaires à l'architecte d'après-guerre. Le secret de sa réussite repose sans aucun doute sur l'association fructueuse et équilibrée qui le lia à Paul Herbé, disparu trop tôt, souvent re-connu comme un Socrate de l'architecture, connu de toute une génération d'architectes et de hauts commis de l'État qui ont écouté ses conseils au ministère, aux Beaux-arts, au comité de rédaction de L'Architecture d'aujourd'hui, à l'Union des artistes modernes. Son rayonnement intellectuel fit de lui une sorte d'éminence grise et de grand patron de l'architecture des années 1950-1960, fidèle à la tradition d'un Emmanuel Pontrémoli, dont il était « l'enfant chéri », ou d'un Eugène Beaudouin, qu'il avait accompagné à Ispahan et au Mont Athos en 1931 pour sa troisième année de Prix de Rome. Pendant que Herbé se plaisait à philosopher, Le Couteur se plaisait à construire, sollicité de plus en plus pour des opérations de grande envergure, soutenu par des commanditaires publics puissants et confiants : SCIC, offices publics de HLM, EDF, Mission interministérielle pour l'aménagement du littoral Languedoc-Roussillon, Établissement public d'aménagement de la ville nouvelle d'Évry... Breton d'origine, navigateur à ses heures, il s'impose à la suite du Cap-d'Agde comme un architecte des ports de plaisance en France, en Guadeloupe, en Martinique, à la Réunion. Il se retire progressivement de la scène architectu-rale, non sans regret, après avoir communiqué à ses multiples collaborateurs, dont on ne citera que Michel Colle, Gérard Khalifa, Denis Sloan ou Claude Turner, l'amour d'un métier qu'il n'a cessé de pratiquer dans un esprit d'équipe, fidèle au groupe d'Oppède, au service d'architecture et d'urbanisme de Tunisie et aux ateliers des Beaux-arts de sa jeunesse.
Noémie Lesquins
Sommaire
3 Archives départementales des Bouches-du-Rhône : Les Chirié, une dynastie d'architectes marseillais (1918-1988)
4 Centre des archives du monde du travail : Paul Bossard et Les Bleuets, entre architecture et mémoire
4 Centre des archives du monde du travail : Les archives de Léon Jaussely
5 Archives départementales de Loire-Atlantique : Fonds François Bréerette
5 Archives départementales de Loire-Atlantique : Fonds du Syndicat des architectes de Loire-Atlantique (1846-1988)
6 Archives départementales des Hauts-de-Seine : Les archives de Jean de Mailly
6 Archives de Paris : Les églises parisiennes
8 Archives modernes d'architecture lorraine : Enquête : les fonds d'archives d'architectes en Lorraine.
8 Académie d'architecture : Catalogue des collections, volume II : 1890-1970
9 Institut français d'architecture : Fonds reçus et traités, 1996-1998
10 Institut français d'architecture : Dix ans de donations
11 Institut français d'architecture : La base de données ArchiVecture
12 Conférence internationale des musées d'architecture : ICAM 9
13 Conseil international des archives : ICA/PAR, une nouvelle section du CIA
13 Direction des Archives de France : Des archives de l'architecture aux archives de la ville. Table ronde, 18-19 juin 1998
JEAN LE COUTEUR
14 Jean Le Couteur, architecte des trente glorieuses
Par Noémie Lesquins
17 Répertoire des archives de Jean Le Couteur
34 Index
Fiche technique
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