Chandigarh
Portrait de ville
Parmi la centaine de villes nouvelles créées en Inde après l’indépendance (1947), Chandigarh est célèbre pour être signé de Le Corbusier. Chargé de définir le plan général assorti d’un cahier des charges, il est aussi le concepteur des grands édifices publics du Capitole et de quelques autres. Le Corbusier trouva là l’occasion d’expérimenter ses théories en les adaptant toutefois aux réalités locales, de nombreuses réalisations étant de Pierre Jeanneret, son cousin et fidèle collaborateur, et des architectes Maxwell Fry et Jane Drew, spécialistes de l’architecture climatique, assistés d’une équipe de "junior architects" indiens. Avec un guide de promenades architecturales.
Sommaire
• Éditorial
• Chandigarh comme œuvre ouverte
• L'invention d'une ville
• L'inscription de la ville dans le temps
• Partition territoriale : Chandigarh, Mohali et Panchkula
• Densification et patrimonialisation de Chandigarh
• Promenades dans Chandigarh
Éditorial
par Gwenaël Querrien
Le nom de Chandigarh évoque une ville neuve en Inde signée Le Corbusier. Or, l’invention de la nouvelle capitale du Pendjab – devenue aussi celle de l’Haryana en 1966 –, installée au pied des contreforts de l’Himalaya, est loin d’être le fait d’un homme solitaire. Son histoire, écrite à plusieurs mains sous la baguette de ce chef d’orchestre exigeant, est passionnante, depuis les quelques villages préexistants absorbés dans la grille urbaine jusqu’à l’accélération du développement actuel.
Conçue au départ pour 150.000, puis 500.000 habitants, elle en compte aujourd’hui plus d’un million et demi, et en atteindra deux avant 2050. Le premier point à souligner est que Chandigarh est une des quelque cent villes nouvelles créées dans les années qui ont suivi l’indépendance de l’Inde (1947), d’abord du fait de la partition territoriale entre l’Union indienne et le Pakistan et des déplacements massifs de population qui s’ensuivirent. Ensuite, parce qu’il a fallu restructurer le pays qui est passé de 554 États princiers à une fédération de 27 États, là encore avec des mouvements de population. Ville nouvelle parmi d’autres, Chandigarh a pourtant une charge symbolique particulière : le pandit Nehru a souhaité qu’elle représente la modernité du nouvel État indépendant.
Le deuxième point est que Le Corbusier n’a été ni le premier ni le seul concepteur sur le terrain. C’est d’abord l’architecte américain Albert Mayer qui est appelé en 1949 par Nehru et qui dresse le premier plan de la ville avec son confrère Matthew Nowicki. Mais la disparition de ce dernier en août 1950 dans un crash aérien conduit l’Américain à abandonner. Le Corbusier, sollicité par les Indiens en 1950, va reprendre à sa manière géométrique les grands principes (orientation, secteurs) du schéma d’urbanisme plus en rondeurs élaboré par Mayer, inspiré des cités-jardins anglaises. Travaillant depuis son agence parisienne et séjournant deux mois par an en Inde de 1951 à 1965, il définit le plan général et garde la maîtrise totale de la réalisation du secteur administratif du Capitole ainsi que de quelques équipements. Mais pour le reste il doit composer avec un duo d’architectes, Jane Drew et Maxwell Fry, missionnés en même temps que lui pour leurs compétences en matière d’architecture climatique et qui vont rester sur place de 1951 à 1954. Et s’il s’appuie sur son cousin et collaborateur, Pierre Jeanneret, qui va vivre à Chandigarh de 1951 à 1965, nul doute que ce dernier, personnalité discrète et fidèle mais en même temps subtile et créative, a imprimé fortement sa marque, comme aussi les ingénieurs Thapar et Varma et l’équipe des jeunes architectes indiens qui ont travaillé aux côtés des trois senior architects présents sur le site.
Le troisième point, qui découle directement du deuxième, à savoir de la qualité des protagonistes, est que Chandigarh a été un laboratoire d’architecture tout à fait étonnant pour l’époque, sur des questions qui restent d’actualité : la densité, le rapport ville/nature, le rapport espace privé/espace public, le système de circulation (hiérarchie des voies et séparation des flux), la (relative) séparation des fonctions, enfin la morphologie urbaine et les typologies du logement. Dans cette ville sur plan quadrillé noyée dans la végétation, aux espaces publics souvent dilatés, on trouve en effet de multiples déclinaisons de l’habitat en bande, maisons ou petits collectifs, inspirées de la tradition nord-européenne tout en tenant compte des contraintes climatiques et des modes de vie locaux. Ceci se traduit par l’importance accordée aux prolongements extérieurs du logement (loggias, terrasses, porches, cours, jardins), quelle que soit la surface de celui-ci, des très modestes maisons des péons aux villas des ministres, en passant par les maisons de ville qui inspireront l’"habitat intermédiaire" des années 1970.
Outre le béton armé, matériau emblématique de la modernité corbuséenne, la brique traditionnelle est fortement présente dans les constructions initiales, ancrant cette modernité dans la dimension locale (approvisionnement, savoir-faire). Les responsables indiens ont été longtemps respectueux du cahier des charges corbuséen garant de l’intégrité du projet dont rend magnifiquement compte le livre de Kiran Doshi (cf. p. 5, note 3) consacré aux réalisations de Jeanneret, Fry et Drew, livre qui pose aussi la question de la sauvegarde du patrimoine moderne de Chandigarh.
Aujourd’hui, les édiles sont tentés de céder aux pressions pour se libérer d’un carcan conçu il y a un demi-siècle et sans doute obsolète, quitte à sombrer parfois dans la banalisation (comme dans le quartier des activités technologiques), voire dans le kitsch des néostyles de certaines maisons individuelles. Si la nécessité de densifier la ville paraît s’imposer, reste à savoir comment, ce qui implique un travail d’évaluation à poursuivre.